Texte de Coline Arnaud, chercheuse associée à la Bibliothèque nationale de France :
Comment réconcilier le geste et l’esprit ? C’est en se posant cette question que la Bibliothèque nationale de France et le CEPROC (Centre Européen des Professions Culinaires) envisagent la création de ce concours, destiné aux apprentis pâtissiers et charcutiers-traiteurs. En se basant sur les fonds patrimoniaux de la BnF, conservés entre autres au département des Sciences et techniques, mais également sur les collections numérisées de Gallica, les deux structures imaginent un parcours d’apprentissage permettant aux élèves de se glisser littéralement dans les pas d’Antonin Carême.
L’histoire de ce grand pâtissier du 19e siècle ressemble à un roman de Zola. Abandonné par son père à la barrière de Paris à l’âge de 7 ans, il rentre pourtant comme apprenti pâtissier chez Sylvain Bailly. Cette boutique, située rue Vivienne, fait face à la Bibliothèque devenue nationale puis impériale. Antonin Carême, avec la bénédiction de ce nouvel employeur, fréquentera assidument le cabinet des estampes afin de copier les traités d’architectures de Vitruve, les constructions classiques de Palladio. De ses dessins naitront les bases d’une architecture pâtissière codifiée plaçant l’ornement et l’esthétique au cœur du savoir-faire professionnel. S’inspirant d’une tradition décorative issue des banquets de la Renaissance, il théorise ainsi une cuisine résolument luxueuse qu’il pratique dans les dîners mondains des tables couronnées européennes. Ce « père fondateur » de la cuisine contemporaine, s’illustre également par son goût pour le motif, la création d’un vocabulaire plastique autonome qui fait écho aux tendances décoratives des salons du Premier Empire.
Savoir saisir l’air du temps, regarder et comprendre son époque pour mieux la représenter tout en tenant compte des apports de l’Histoire, perpétuer mais redonner du sens à des gestes techniques séculaires…Autant de démarches que les apprentis ont choisi de vivre dans le cadre de ce projet collaboratif. Pénétrer dans une bibliothèque tout d’abord, et découvrir les collections patrimoniales de cette institution. Se rendre compte que le livre est à la portée de tous et peut-être un bel outil de réinvention, tout en constituant une trace permettant de conserver la mémoire d’une profession. Cette immersion dans la pâtisserie décorative du 19e siècle aboutit à de nombreuses découvertes : des créations très techniques, un savoir-faire avant-gardiste, virtuose, qui mêle une connaissance pointue des usages du sucre à des astuces pur simplifier un travail parfois complexe. Une pâtisserie chargée à l’extrême, qui choque le regard actuel, mais qui interroge par sa richesse chromatique, son attrait pour les hauteurs, le trompe-l’œil, les courbes.
De cette première initiation, chaque groupe a retenu une œuvre majeure, réalisée il y a plus de 100 ans par des grands noms du métier comme Urbain Dubois, Jules Gouffé ou Antonin Carême. Tout comme ce dernier, le but est ensuite d’adapter, de personnaliser, de proposer une relecture de ce chef-d’œuvre au prisme des goûts et des tendances de la scène contemporaine. Tout comme leur « ancien », chaque groupe a puisé dans les ressources de la BnF, sur site ou en ligne, pour trouver l’inspiration, puis a confronté ses trouvailles aux réseaux sociaux, aux magazines de modes, de décos, de cuisines, aux démarches d’artistes et de couturiers. De croquis en maquettes, ils ont donné vie à une nouvelle création, pure produit de leur imagination, en acceptant pour quelques semaines de laisser la technique et la matière de côté.
Puis, le temps du laboratoire et du montage concret de leur production est venu. Pendant un mois, secondés par leurs enseignants, ils ont sculptés, coulés, moulés, plaqués, fondus du sucre, de la nougatine, de l’isomalt pour rendre enfin concret leur projet de papier. Le résultat fait l’objet d’une exposition dans le grand hall ouest de la Bnf, jusqu’au 5 mai. Mais au-delà du résultat, impressionnant d’intelligence et de technique, c’est la démarche qui touche. Chaque groupe expose aussi sa maquette et son cahier de tendances permettant de rendre lisible son cheminement, son implication, et les liens établis entre passé et présent
La pièce gagnante
Le jury de ce concours, qui s’est tenu hier dans le Petit Auditorium de la BnF, a pleinement salué ce parcours. Composé entre autre d’Alain Kruger, journaliste et producteur de l’émission « On ne parle pas la bouche pleine » sur France Culture, de Gilles Poidevin, photographe culinaire et surtout de Guy Krenzer, directeur de la création pour la maison Lenôtre, il a salué par son palmarès la richesse et la singularité de chaque travail créatif. Il a également souligné l’importance de ce type de projet pour mieux donner sens à une pratique professionnelle et permettre aux livres de retrouver une place de choix dans la création culinaire contemporaine comme dans la formation des chefs de demain.
« Petite graine semée dans l’esprit de chacun » (Guy Krenzer), ce projet a permis à plus de 100 apprentis de revivre la démarche empruntée par le théoricien de leur profession : innover, en s’inspirant de l’Histoire et de ses ressources.
Palmarès :
1er Prix : GRANDE RUCHE EN MERINGUE SUR TAMBOUR / Claire FACHE, Cannelle DESLANDES, Alix DENJEAN-MASSIA / D’après Le Grand livre des pâtissiers et des confiseurs. T. 2, Urbain-Dubois, Paris, Dentu, 1883. Planche 42 – p.372.
2ème Prix : GRAND GATEAU DE MARIAGE / Félix MARAIS, Fabien RENARD, Aure KORDOVA, Mayya VOTYAKOVA / D’après Le Grand livre des pâtissiers et des confiseurs. T. 2, Urbain-Dubois, Paris, Dentu, 1883. Planche 59 – p.348
3ème Prix : SULTANE EN TREILLAGE / Lois MOTTÉ, Emeline BEAU-FILS, Daphnée THOMAS, Léa GRANGHON / D’après Le livre de pâtisserie, Jules Gouffé, Paris, Hachette, 1873. Planche X – p.182
Prix du jury : VASE EN NOUGAT / Thomas MALPELI, Raphaël HERY, Ruben DAHAN, Quentin LAVRANT / D’après Le pâtissier national parisien, ou Traité élémentaire et pratique de la pâtisserie ancienne et moderne : suivi d’observations utiles au progrès de cet art (Nouvelle édition, revue et corrigée), Antonin Carême, Paris : Garnier Frères, 1879
Infos pratiques :
Œuvres exposées dans le Hall Ouest de la Bibliothèque nationale de France jusqu’au 5 mai.
Entrée libre et gratuite.
Site François Mitterrand / Quai François-Mauriac / 75013 Paris
Ouvert du mardi au samedi de 10h à 20h et le dimanche de 13h à 19h.
Projet organisé par LE CEPROC et le département Sciences et techniques et le service éducatif de la Bibliothèque nationale de France.
Membres du jury : Guy Krenzer (Directeur de la création / Maison Lenôtre), Alain Kruger (Journaliste culinaire / France Inter), Gilles Poidevin (photographe culinaire), Arnaud Beaufort (Directeur des services et des réseaux de la BnF), Michel Netzer (Directeur du département Sciences et techniques de la BnF) et Thierry Besnault (Directeur des formations au CEPROC).
Mis à jour janvier 2019 / Textes et photos Lisa Klein Michel